Au XVIIIe siècle, le poids de la dette publique entrave déjà la liberté d’action de l’État

Écrit par Contribuables Associés

Extrait de l'ouvrage de Raphaël Chauvancy "La Puissance moderne" (Apopsix Editions). Raphaël Chauvancy y explique les dessous des cartes du redéploiement opéré de l'avènement de Louis XVI à la rupture de 1789. En définissant la notion de puissance comme cadre d'analyse des rapports entre les États, il en dégage des leçons pour aujourd'hui. Exemple avec cette comparaison franco-britannique en termes de finance et de crédit.

 

Les Britanniques bénéficient d’un remarquable avantage sur la France : la facile accession au crédit. Leurs marchands y trouvent les capitaux nécessaires à leur développement.

L’Etat y puise l’argent frais pour ses grandes guerres. La solidité et la modernité de la finance britannique est ancienne et a des causes multiples. L’une d’entre elle mérite notre attention. Lors de la guerre de succession d’Espagne, l’Angleterre, alliée au Portugal était pour ainsi dire la seule puissance économique capable de commercer avec Lisbonne et son empire brésilien, accaparant en retour une partie de l’or américain. Or « une partie de cet or restait en Angleterre, intégré dans la circulation monétaire, soit en pièces d’or portugaises, soit en guinées. Cet or contribua à la solidité du système bancaire et du crédit anglais. »[1]

La puissance politique et militaire a ainsi contribué à la puissance financière. En retour, une fois la paix revenue, l’Angleterre gardera la main sur les marchés lusitaniens car : « […] le trafic lent avec le Brésil exigeait des crédits à long terme que seul le négoce anglais pouvait consentir. On retrouve ce facteur qualitatif qui donnait au commerce britannique une des bases de sa puissance au XIXe siècle. »[2]

De manière plus globale, la finance londonienne était capable d’accorder des crédits d’un an à la fin des années 1600 pour l’exportation des draps. « Vers 1775, dans tous les commerces, c’était le même crédit, parfois on allait jusqu’à deux ans. »[3]

Par le crédit, l’Angleterre fait du temps non plus une contrainte mais un facteur de son développement économique. Le maîtrisant, le sécurisant et le rentabilisant par le crédit, elle en fait même un avantage concurrentiel déterminant. A l’inverse, la France s’est toujours méfiée de l’arme financière. Lorsqu’en 1716 Law lance le papier monnaie qui conduit à la banqueroute de 1720, sa faillite est vécue comme un traumatisme par les Français, au même titre que, beaucoup plus tard, le scandale de Panama ou la perte des actifs des emprunts russes[4].

La puissance française révèle dans ce domaine une faille qui finira par l’emporter. Londres s’endette davantage que Versailles pour la guerre d’Amérique. La dette anglaise est extrêmement importante et il faudra tout le crédit et le talent de Pitt le jeune pour la résorber :

« La froide énumération de quelques chiffres parle d’elle-même. La guerre d’Amérique a coûté 100 millions de livres sterling. En 1783, le déficit annuel s’élevait à 11 millions. Conséquence des emprunts contractés pour financer le conflit, la dette nationale avait presque doublé par rapport à 1763, qui, déjà, n’était pas une date à marquer d’une pierre blanche en matière de deniers publics. Au sortir du conflit, elle s’élevait à 243 millions. Arrêtons-nous sur ce chiffre et comparons-le avec l’endettement de l’autre puissance belligérante. En 1788, la dette française s’élevait à 4 ou 5 milliards de livres tournois. Convertie en monnaie française (une livre sterling valait 24 livres tournois), la dette britannique au même moment, frôlait les 6 milliards. En 1783, l’écart devait être encore plus défavorable pour l’Angleterre compte tenu de l’augmentation très sensible de l’endettement français après la paix de Versailles. » [5]

Cependant, pour le remboursement de la dette, l’Angleterre obtient des taux à 3 ou 3,5 % quand on est à plus de 6% en France. Les taux d’intérêt pratiqués de ce côté-ci de la Manche vont contribuer à rendre insupportable le poids de la dette.

Il s’y ajoutait « […] une différence dans la pratique de l’amortissement pour lequel l’Angleterre disposait d’un fonds spécial destiné à assurer le service de la dette qu’on alimentait par de nouvelles taxations. En France, il y avait, mais de manière plus irrégulière, des assignations sur la Ferme Générale et sur le Trésor Royal. »[6]

L’Angleterre a emprunté autant que la France pour financer la guerre d’Amérique. Mais les taux d’intérêts y sont deux fois plus bas[7]. Même si la pression fiscale y est globalement deux fois plus élevée qu’en France -voilà qui bouleverse les idées reçues, elle pèse en revanche sur l’intégralité de la société, la noblesse n’en étant pas exempte.

Le système de taxes indirectes, largement privilégié, est également plus indolore. C’est ainsi que Londres a structurellement les moyens de pallier à son endettement. Le ministère français ne s’y trompe pas : « En considérant la dette immense de l’Angleterre, l’on croirait que cette nation touche au moment d’une révolution et l’on se tromperait. Sans doute sa situation est très critique mais ce n’est pas proprement la dette nationale qui peut l’anéantir : des millions dépensés pour la guerre ne sont qu’une perte momentanée qui n’influe pas directement sur le crédit de l’Angleterre.[8] »

En France, au contraire, le poids de la dette publique devient tel qu’il obère la liberté d’action de l’Etat faute de mettre en place les réformes que chacun sait indispensables mais qui exigeraient courage et décision[9].

Raphaël Chauvancy

« La Puissance moderne » de Raphaël Chauvancy. Préface de Thomas Flichy de La Neuville. Apopsix Editions, mars 2017. 290 pages – 19 euros.  Le site de l’éditeur

A propos de l’auteur :

Raphaël Chauvancy est né en 1978. Il est marié et père de trois enfants. Officier des troupes de Marine, il a été projeté en opérations à de nombreuses reprises, notamment dans la bande sahélienne au Mali, au Tchad et à Djibouti. Titulaire d’un Master 2 en stratégie d’intelligence économique passé à l’Ecole de guerre économique et d’un Master 2 en histoire des relations Internationales obtenu à la Sorbonne, il s’est spécialisé sur les questions de puissance auxquelles il consacre recherches et articles. Son roman historique « Soundiata Keïta, le lion du Manden » a par ailleurs remporté en 2015 le prix spécial du jury de l’Interculturalité.

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[1] BUTEL Paul, Européens et espaces maritimes (vers 1690-vers 1790), p.42, Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux 1997

[2] BUTEL Paul, Européens et espaces maritimes (vers 1690-vers 1790), p.43 Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux 1997

[3] BUTEL Paul, Européens et espaces maritimes (vers 1690-vers 1790), p.37 Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux 1997

[4] On notera avec intérêt les constantes historiques. L’Angleterre base toujours une partie de sa puissance sur la City qui demeure une des très grandes places financières mondiales quand Paris est tombé à un rang anecdotique.

[5] DZIEMBOWSKI Edmond, Les Pitt, l’Angleterre face à la France 1708-1806, p. 328, Perrin, Paris 2006.

[6] BUTEL Paul, L’économie française au XVIIIe siècle, SEDES, Paris 1993, p.249.

[7] KENNEDY Paul, Naissance et déclin des Grandes Puissances, Paris, Payot, 1991, p. 114-118.

[8] AAE 7 MD 56 fol.322 Mémoire sur la puissance anglaise, 1783.

[9] Cette question du déficit de l’Etat, de la dette cumulée et de la fiscalité en découlant a dans une large mesure, contribué à la chute de l’Ancien Régime.

Publié le jeudi, 25 mai 2017

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