« Même la merde d’artiste est devenue muséale ! » Entretien avec Marc Fumaroli

Écrit par Contribuables Associés
Marc Fumaroli © NYRB Classics - flickr.com - CC BY-ND 2.0

Marc Fumaroli, de l’Académie française, professeur au Collège de France s’est éteint à Paris à 88 ans, ce 24 juin 2020. 

Il nous avait accordé un long entretien en 2012, dans le cadre de nos Dossiers du contribuable sur les "Folies de la culture bobo". Il ne décolérait pas contre l’abatardissement du mot "culture". 

Cet éminent spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles est notamment l'auteur de "L’État culturel : une religion religion moderne" (Éditions de Fallois). 

 

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→ Quelle est, selon vous, la différence entre ce qui est culturel et ce qui ne l’est pas ?

Marc Fumaroli : Vaste chausse-trape ! Le mot culture est d’emploi relativement récent. On parlait autrefois de gens cultivés, comme d’un champ stérile que la culture a rendu fertile. Les anthropologues se sont emparés du mot, pour désigner les outils dont se servent les peuples sans écriture pour se défendre contre la nature.

Appliqué à nos sociétés, culture en ce sens est devenue un mot-valise qui désigne tout et n’importe quoi. On parle de culture d’entreprise, de culture rock, pop, rap, de culture de banlieue, de culture élitiste. Ce vague est employé de manière extensive pour désigner les habitudes de vie propres à un groupe social ou les clients d’un même type de divertissement.

De culture–mot valise, on est passé ensuite à la notion de « multiculturalisme », qui prétend décrire et même théoriser une société invraisemblable, composée d’une multitude de cultures différentes ou incompatibles, et qui néanmoins pratiquerait une parfaite tolérance réciproque !

 → Sociologie culturelle et sociologie électorale sont-elles équivalentes ?

En fait, « culture », et par extension « multiculturalisme », notions d’origine anthropologique, puis sociologique, conceptualisent des données statistiques. Elles pensent le réel quantitativement, autrement dit abstraitement.

La sociologie culturelle est de même nature que la sociologie électorale. On dira doctement que les régions de « culture catholique » (c’est-à-dire qui furent autrefois de religion catholique), « votent à maintenant à gauche », (c'est-à-dire pour une gauche qui fut autrefois de conviction socialiste).

Dans cette appréhension par la sociologie des comportements culturels ou électoraux de l’humanité actuelle en pays développé, celle-ci se trouve réduite, par commodité arithmétique, à l’anonymat et la série. 

La sociologie électorale a beaucoup d’analogie avec la sociologie culturelle, qui elle-même recoupe, parfois au point de la recouvrir, la sociologie commerciale. C’est aussi en effet à l’anonymat et à la série que s’intéressent exclusivement, pour cibler en gros et en détail leur clientèle, les industries de consommation de masse et entre autres, les « majors » de la consommation dite culturelle, musique, feuilletons TV, presse et livres de gare.

Il est difficile et même impossible, dans ce mode de penser et de faire, de distinguer ce qui est culturel de ce qui est commercial, la Maison de la culture et le Centre commercial exposant de « l’Art contemporain ». Dans les deux cas, il s’agit de comportements de clientèle dont la marge de choix et le degré de liberté sont faibles.

La publicité commerciale, comme le politiquement correct médiatique (une litote pour propagande) conditionnent, quand elles ne les dictent pas, les comportements consommateurs que la sociologie et ses statistiques décrivent doctement, après coup, comme libres. Du fait que tout est culturel, tout peut devenir objet de mise en scène muséale, même « la merde d’artiste », même les préservatifs qui font partie de la marchandisation du Tour de France !

La vraie question : qu’est-ce qui échappe au culturel, qu’est-ce qui « cultive » au sens ancien de culture de l’âme ?

D’abord le désir qui naît, on ne sait pourquoi, d’échapper à l’étouffement sociologique du culturel- commercial-électoral. Ensuite l’exercice du discernement et de la préférence personnelles pour ce qui cultive, fertilise et nourrit, au dépens de ce qui fait des nous des cobayes dociles de la sociologie culturelle, commerciale et électorale. Un éveil à soi-même hors du quantifiable. Cela s’appelle aussi la grâce ou la sagesse

 → Le prix vous semble-t-il un élément majeur dans la définition de la culture contemporaine ?

Le discernement des êtres et des choses finit par développer un goût personnel.

Faute de goût, qui demande du temps et du recul, et aussi longtemps que pour aller plus vite l’on reste englué dans l’intestin sociologique du culturel - commercial- électoral, à quoi se fier pour évaluer, sinon au prix en dollars que « fait» une star du petit ou du grand écran et une vedette du sport, ou que représente aux dernières nouvelles du casino, telle mise heureuse d’ « Art contemporain » .

Tout le bataclan médiatique et le politiquement correct rendent écrasants de gloire ces idoles et ces assignats. Les monuments historiques se font les vitrines de ces nouveaux dieux à acheter et de ces reliques à vendre.

On ne sait s’il s’agit de mettre le populaire prestige de Versailles (par exemple) au service d’une « star » jusqu’ici connue et achetée seulement par une élite milliardaire ou (ce qui est la version officielle) d’attirer dans un vieux palais glorieux un jeune public que l’on prétend épris des jouets kitsch et infiniment coûteux des Koons ou des Murakami.

 → Pensez-vous que les DRAC et les Fonds Régionaux pour l'Art Contemporain (FRAC) aient une influence réelle sur la cote des artistes ?

Les FRAC, fonds régionaux d’art contemporain (à ne pas confondre avec les DRAC, directions régionales d’action culturelle) sont des institutions très franchouillardes qui ont une influence faible sur le marché globalisé de l’Art dit contemporain.

La cote des vedettes de cet Art se joue dans les grandes foires de Bâle, Miami, Shangaï, ou à Hong Kong, à des altitudes financières vertigineuses, et non dans nos capitales de région.

On aimerait savoir ce que sont devenus les achats des FRAC accumulés depuis un demi-siècle. Il faudra bien un jour faire le bilan de cette énorme collection nationale achetée, année après année, par l’Etat avec l’argent du contribuable et qui reste quasiment invisible, clandestine même.

 → A contrario quel rôle prêtez à l’Etat en matière culturelle ?

Le rôle de l’Etat est capital dans une époque où un libéralisme post-moderne a fait du secteur privé une école de consommateurs compulsifs. L’Etat est seul à veiller à l’éducation du plus grand nombre possible d’hommes et de femmes cultivés (au sens ancien) et à la formation du plus grand nombre possibles de professionnels compétents.

L’Etat éducateur est seul à pouvoir se dérober aux modes, à la publicité, au conditionnement consommateur. L’Etat se doit aussi d’être patrimonial, évitant de se mettre à la remorque du marché et notamment du marché de l’art. Du patrimoine dont il a la responsabilité, il doit faire le vecteur d’une pédagogie du goût personnel et de l’appétence générale pour le beau.

Je n’ai rien contre un ministère de la Culture, dès lors que ses fonctionnaires ne dédaignent pas de remplir cette mission nationale et ne posent pas aux mécènes de l’Art contemporain tous azimuths.

Le crime de Malraux est d’avoir créé dans son ministère une Direction de l’Action culturelle qui a pris le pas sur les directions traditionnelles du secrétariat aux Beaux-arts et aux Monuments historiques.

 → Il y a quelque temps certains intellectuels se sont prononcés pour la disparition du ministère de la culture. Qu’en pensez-vous ?

Je viens de vous le dire, je suis favorable à un ministère de la Culture qui entende « culture » dans un sens qui ne soit pas celui du marché, et dans un esprit qui ne soit pas étranger à l’Education nationale. Jack Lang a donné le premier l’exemple de subventions à la « culture rock », « hip hop » graffiti, phénomènes commerciaux exportés par le marché américain du divertissement. C’était le temps des vaches grasses.

Aujourd’hui, le temps des vaches maigres est venu. C’est l’heure de se concentrer sur les fondamentaux.

Or ce que l’Etat a fait, pour la seconde fois, à Paris, du palais de Tokyo, pour un coût très élevé, relève d’une confusion très « culturelle » entre le divertissement prétentieux et les arts, donnant lui-même l’exemple aux jeunes générations de la déséducation.

 → Pourquoi trouvez-vous que l’art contemporain soit déprimant pour les nouvelles générations ?

Depuis que l’humanité existe, elle parle et elle peint pour compenser la conscience qu’elle a de sa solitude et sa finitude. Les arts ont accompagné les religions et ils ont donné au service de celles-ci, ou en leur propre nom, un sens à la courte vie humaine et au mystère du monde.

Un tableau comme la Sainte Anne du Louvre, aujourd’hui comme au XVIe siècle, est une révélation bienfaisante pour son spectateur : Vinci est le cinquième évangéliste qui donne à voir, dans cette grappe de corps et de visages souriants sur fond de nature primitive, une possibilité du cœur humain encore inconnue à ce degré et maintenant pleinement éclose, celle de l’infinie gravité et de la douce puissance de l’amour.

Voilà le genre d’œuvre dont nous avons besoin aujourd’hui.

Voilà qui nous cultive. L’Art dit contemporain (heureusement, ce n’est pas le tout des arts d’aujourd’hui) c’est la tautologie intimidante du nihilisme, il ne donne aucun sens.

Il feint de tourner en dérision la consommation de masse, et il veut en être le supermarché le plus coûteux. Pour de jeunes cœurs et de jeunes imaginations, ce système horriblement triste, ce n’est pas l’école du cœur, mais celle du cynisme.

 → A quelle époque ce basculement s’est-il produit dans les arts?

Cela a commencé dans les années 1960 avec l’apparition du Pop art aux Etats-Unis et du nouveau réalisme en France.

Aux Etats-Unis, Andy Warhol a ouvert la marche et, en France, Pierre Restany, que Warhol considérait comme un « mythe », a lancé un mouvement analogue avec Arman, Tinguely, Spoerri, et plus tard Christo.

A partir de là, n’importe quoi est devenu possible, les installations, la vidéo sont apparus, la peinture a disparu, l’architecture s’est confondue avec une forme de sculpture monstrueuse, etc.

 → Quelles sont les formes d’art qui ont résisté à cette métamorphose de la post-modernité ?

La littérature n’est pas contrôlée par l’Action culturelle. Elle vit de maisons d’édition rivales qui ont des préoccupations commerciales, mais qui publient éventuellement des textes de saine teneur critique (Muray, Clair, Finkelkraut).

Il arrive au cinéma, que la télévision a condamné à une rivalité presque fatale, de produire encore dans ses marges de belles œuvres qui alertent l’esprit autant qu’elles alimentent le cœur (voyez les films de l’Américain Altman, ou la récente surprise française de l’ « Artiste »). Avec du discernement, on trouve ce qu’on cherche.

 → Sur quel livre travaillez-vous actuellement ?

Un livre sur l’art français du premier XVIIIe siècle (Watteau, Boucher, Fragonard). Cette époque et ses arts ne sont pas inconnus, mais ils sont mal connus ou calomniés. Ce n’est pas étonnant. Ils avaient le sens de l’élégance, bonheur et de la joie. Nous sommes gavés de tristesse et de masochisme.

 → Vous semble-t-il possible de retrouver l’esprit de l’art du XVIIIe ?

Le refaire, non, bien sûr. Mais le retrouver, c’est possible, et pour nous, les tristes du XXIe siècle, c’est même une merveilleuse thérapeutique.

Il ne faut pas désespérer non plus de voir renaître des écoles de dessin, ou de voir découverts enfin des artistes contemporains de première grandeur dont l’œuvre de paysagistes ou de portraitistes est réjouissante.

Il faudrait que le public sorte de l’état d’hébétude dans lequel tout est fait pour le plonger. S’il se met à subodorer la joie que sait donner la beauté, celle-ci retrouvera toutes ses chances, et il sera sauvé.

 Propos recueillis par Didier Laurens

 folies culture bobo dossier contribuableLes Dossiers du Contribuable n°8 (août 2012) "Les folies de la culture bobo"

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Publié le mercredi, 24 juin 2020

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